22 février 2022

Le droit du travail en 2021 – Partie 2 de 3 : Les employeurs québécois sont-ils responsables de veiller à la sécurité du domicile de leurs employés?

Par : Gabriel Di Genova

À l’aube de la troisième année de la pandémie de COVID-19, un ensemble important de la main-d’œuvre de la province demeure relégué au travail à distance. Dans ces circonstances – pour lesquelles il n’y a pas de fin (absolue) claire en vue – dans quelle mesure les employeurs sont-ils obligés (ou même capables) d’assurer la surveillance de la sécurité des conditions de travail à distance de leurs employés ? Les employeurs sont-ils responsables en cas d’accident au travail?

Cette question a été partiellement examinée dans un jugement de décembre 2021 rendu par la Division de la santé et de la sécurité du Tribunal administratif du travail [1]. Le jugement a fait l’objet d’une importante couverture médiatique au Québec et partout au Canada [2] et crée un précédent comprenant des répercussions sur les employeurs de toute la province de Québec.

Les faits de Air Canada -et- Alexandria Gentile-Patti, 2021 QCTAT 5829 sont les suivants :

  • En septembre 2020, une employée du centre d’appels, travaillant comme agente de soutien à la clientèle pour la compagnie Air Canada, a été blessée en raison d’une chute survenue alors qu’elle descendait un escalier chez elle;
  • L’accident est survenu au milieu de la journée de travail, alors qu’elle se déplaçait de son bureau à domicile, situé à un étage supérieur de la résidence, pour une pause dîner dans sa cuisine, au rez-de-chaussée;
  • Ayant subi des blessures à la suite de sa chute, l’employée a suivi le protocole en avisant son supérieur et en faisant un rapport;
  • L’employée a alors déposé une réclamation pour indemnité via la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST);
  • La CNESST a conclu au printemps 2021 que la salariée avait bel et bien subi une lésion professionnelle et était admissible à une indemnité couvrant la période durant laquelle elle n’a pas pu travailler (soit environ les quatre mois suivants l’accident) et l’assistance médicale requise;
  • Les décisions de la CNESST qualifiant l’accident de lésion professionnelle ont été contestées par l’employeur, et une audience a eu lieu en octobre 2021 à ce sujet.

L’employeur, Air Canada, n’a pas contesté les faits entourant l’incident, pas plus qu’il n’a contesté les blessures ou le congé requis par l’employé. Cependant, l’employeur prétendait que l’incident ne constituait pas une « lésion professionnelle » :

[2] Air Canada soutient que cette chute dans l’escalier n’est pas survenue à l’occasion du travail, puisque madame Gentile-Patti n’était plus dans sa sphère professionnelle, mais plutôt dans sa sphère personnelle, car la chute survient au moment où elle se dirige pour se restaurer. Air Canada prétend qu’il n’y a pas de connexité entre cette activité et le travail. Enfin, Air Canada ajoute que lorsqu’un travailleur est dans le confort de son foyer, il y a une présomption de vie privée faisant en sorte qu’il n’y a pas de contrôle effectif de la part de l’employeur.

Nonobstant la position de l’employeur, le juge administratif Philippe Bouvier a conclu que l’incident de septembre 2020 constituait une lésion professionnelle et que l’employé avait droit à une indemnisation en conséquence.

Accidents au travail

Au Québec, le régime des lésions professionnelles est d’ordre public et régi par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles [3], avec les définitions suivantes :

« lésion professionnelle » désigne une blessure ou une maladie survenant du fait ou à l’occasion d’un accident du travail, ou une maladie professionnelle, y compris une récidive, une rechute ou une aggravation;

« accident du travail » désigne un événement soudain et imprévu, attribuable à une cause quelconque, qui survient à une personne, survenant par le fait ou à l’occasion de son travail et ayant pour conséquence pour elle une lésion professionnelle [4].

Les employeurs cotisent à l’assurance CNESST et les primes sont indexées annuellement. Comme pour toute assurance conventionnelle, lorsque le dossier d’un assuré augmente, les primes augmentent également. Autrement dit, lorsque la CNESST qualifie un incident de « lésion professionnelle », il devient alors plus coûteux pour l’employeur d’assurer ses employés contre les lésions professionnelles. En outre, malgré la simplicité de l’affaire et la bonne foi présumée de l’employé, il est donc dans l’intérêt de l’employeur de contester la conclusion selon laquelle l’accident était une lésion professionnelle.

Certains employeurs feront tous les efforts nécessaires dans le but de protéger du mieux possible leurs employés dans les espaces de bureau conventionnels. En fait, toute une industrie de consultants se consacre à s’assurer que les lieux de travail satisfont aux normes de sécurité de la CNESST. Ces consultations s’étalent sur divers sujets, de l’éclairage suffisant au mobilier ergonomique. De plus, les lieux de travail font l’objet d’une inspection ponctuelle par la CNESST, notamment pour assurer la protection des employés. Ces inspecteurs peuvent imposer des recommandations correctives à l’employeur, ainsi que, selon le contexte, des délais de grâce pour la mise en œuvre de ces recommandations ou améliorations demandés.

La décision d’Air Canada place naturellement les employeurs dans une situation onéreuse : malgré leurs meilleures intentions et le souci de la santé et de la sécurité de leurs employés, comment ces employeurs peuvent-ils superviser leur main-d’œuvre alors décentralisée par des personnes effectuant leur travail à domicile ? Les employeurs sont-ils désormais censés contrôler l’incontrôlable et paieront-ils le prix lorsque des accidents se produisent, dans des circonstances dont ils n’ont ni connaissance ni capacité à influer sur la causalité ?

Par exemple, un environnement domestique avec un escalier faiblement éclairé, un sol irrégulier ou encombré, ou, une surface mouillée, peuvent créer des conditions propices à des blessures similaires à celles subies par l’employée dans la décision Air Canada. Les employeurs ont raison de s’inquiéter de l’exposition aux futures réclamations.

Un employeur peut contrôler un espace fini en mettant en place et en organisant des conditions qui respectent les normes de santé et de sécurité, mais Air Canada est une société cotée en bourse qui compte plus de 30 000 employés. Même si – par exemple – seulement 10% [5] desdits employés opèrent dans un scénario de travail à distance, cela obligerait l’employeur à contrôler les paramètres de sécurité pour 3 000 espaces de travail différents. Ceci est clairement irréalisable pour la plupart des employeurs, sans parler d’une grande société cotée en bourse.

Afin de décider si l’accident en question se qualifie de lésion professionnelle, une myriade de jurisprudence existe pour guider les tribunaux, avec différents critères qui se chevauchent :

[11] En mode télétravail, la résidence privée devient, certes, le lieu de travail, notamment l’environnement circonscrit où le travailleur exerce ses fonctions. La Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, la Loi, ne prévoit pas de cadre d’analyse distinct de l’événement imprévu et soudain, que celui-ci se produise à l’intérieur de la résidence privée du travail ou dans l’établissement de l’employeur ou encore ailleurs que ce soit dans un stationnement ou ailleurs. Ainsi, la clé de voûte pour déterminer si un événement imprévu et soudain survient à l’occasion du travail demeure le cadre d’analyse développé par la jurisprudence, reposant sur les critères suivants :

  • le lieu de l’événement ;

  • le moment de l’événement ;

  • la rémunération de l’activité réalisée par le travailleur au moment de l’accident ;

  • l’existence et le degré d’autorité de l’employeur ou le lien de subordination du travailleur ;

  • la finalité de l’activité retenue au moment de l’événement, qu’elle soit incidente, accessoire ou facultative aux conditions de travail ;

  • le caractère de connexité ou d’utilité relative de l’activité du travailleur en regard de l’exécution du travail.

Étudié dans son ensemble, bien que notable dans le contexte d’une main-d’œuvre travaillant de plus en plus à domicile, la décision semble respecter le droit établi. Par exemple, le tribunal s’est concentré sur le fait que la blessure avait été subie alors que l’employé se dirigeait vers la cuisine pour une pause dîner dûment autorisée. La jurisprudence considère déjà la nécessité d’une alimentation régulière [6] comme faisant partie intégrante de l’exécution du travail. Par conséquent, on peut supposer que le même type de blessure alors qu’un employé était, par exemple, en train de pelleter de la neige dans une entrée ou de faire la lessive pendant une pause ou une pause dîner n’aurait pas nécessairement donné lieu aux mêmes conclusions par le tribunal.

En réalité, et malgré l’attention médiatique, cette décision semble conforme aux décisions antérieures de cette nature. L’anomalie de la situation est le grand nombre de personnes qui travaillent actuellement en dehors du cadre de bureau traditionnel.

De plus, le tribunal a pris soin d’indiquer que la décision porte sur le droit d’un employé à une indemnité dans le cadre de l’exécution de son travail, et non sur la responsabilité de l’employeur pour des conditions de travail illégales ou irrégulières :

[16] Le Tribunal rappelle qu’il s’agit d’un dossier d’indemnisation en vertu de la Loi et non d’un dossier visant à déterminer les obligations de l’employeur en matière de santé et sécurité au travail en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité du travail [4]. De plus, plusieurs situations ont été reconnues comme un événement imprévu et soudain survenu à l’occasion du travail alors que l’employeur ne pouvait assurer une gestion du lieu où s’est passé l’incident, notamment comme une chambre d’hôtel, une salle de congrès ou encore un stationnement dont l’entretien et la gestion sont attribués à un tiers.

Meilleures pratiques pour les employeurs

La décision d’Air Canada de décembre 2020 sera probablement contestée. Les employeurs devront peut-être attendre les conclusions d’une cour d’appel avant d’obtenir des directives plus claires et un caractère définitif suffisant quant à l’état du droit à ce sujet. Dans l’intervalle, les employeurs peuvent diminuer les risques, et ce, même dans un contexte de travail continu à domicile.

Par exemple, les employeurs peuvent envoyer des rappels périodiques à leurs employés (ou organiser des séminaires virtuels) concernant l’importance d’un espace de travail sécurisé (notamment en garantissant un éclairage, des réglages de température et une disposition des sièges optimaux). Les employeurs devraient encourager les employés à prendre régulièrement des pauses et à utiliser pleinement les vacances disponibles. Enfin, pour les employeurs qui offrent aux travailleurs un régime d’assurance maladie privé, il n’y a jamais eu de moment plus approprié pour rappeler aux employés la disponibilité de ces avantages. Il peut ne pas être possible pour les employeurs de contrôler tous les aspects de l’espace de travail pour les employés travaillant à distance. Cependant, une communication proactive peut aider à réduire une lésion professionnelle, voire à l’éviter complètement.

[1] Air Canada -and- Alexandria Gentile-Patti, 2021 QCTAT 5829.

[2] https://www.journaldemontreal.com/2021/12/22/accident-en-teletravail-air-canada-devra-indemniser-une-employee-1;

https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1849515/decision-tribunal-travail-teletravail-chute-maison;

https://nationalpost.com/news/canada/air-canada-employee-who-fell-on-stairs-while-headed-to-kitchen-from-her-home-office-eligible-for-compensation-judge.

[3] RLRQ, c. A-3.001.

[4] Id. art. 2.

[5] Chiffre non-vérifié, pour des fins de discussion uniquement.

[6] Id. note 1, par. 19.

Retour